Il s’agit là d’une réflexion plus personnelle et intime que ce que j’ai l’habitude d’écrire. En rédigeant le brouillon, je me suis rendue compte de sa longueur, j’ai hésité à tout publier.
Un de mes oncles était tailleur de pierre. Dès mes trois ans, j’ai régulièrement passé du temps avec lui pendant les vacances. Il m’emmenait souvent avec lui au travail, il en avait la possibilité. Il travaillait dans des endroits pas ordinaires et qui me fascinaient, les cimetières. Petite, je n’avais pas vraiment conscience de ce que cela représentait. Puis à l’adolescence, j’avais appris à connaître et apprécier ces lieux que je voyais du même œil que les monuments historiques que je visitais. Il faut dire que travailler au père Lachaise ou au cimetière de Montmartre a un certain cachet. Cela m’a ouvert également à d’autres traditions que celles de ma famille, des épitaphes parfois drôles, tendres, originale, voir carrément loufoques, à l’image de cette dame qui venait de perdre son mari, qui adorait aller à la chasse aux escargots, venue avec une énorme coquille d’escargot, une des dernières prises de son mari, pour qu’elle serve de modèle à graver sur sa pierre tombale. J’ai ainsi apprivoisé ces lieux particuliers. J’ai appris, avec le concours de cet oncle, à réaliser les dorures à l’assiette, avec des feuilles d’or, sur les pierres tombales qu’il gravait. Petit détail qui m’avait amusée à l’époque ( on était dans les années 80), mon oncle recevait les familles endeuillées dans son atelier, lorsqu’elles venaient expliquer leurs attentes. Atelier qui était « décoré » de nombreux calendriers de routiers, en vogue à l’époque. Calendriers qui représentaient de jolies femmes plus ou moins dénudées, qui ont contre toute attente provoqués plus de rires que d’indignation.
Un jour, en cours, je dois avoir une dizaine d’années, il nous est demandé de faire un arbre généalogique, quelque chose dans le genre. Je le réalise avec l’aide de ma mère qui pour l’occasion, me parle de sa famille. Elle sort alors une boîte de vieilles photos que je ne connaissais pas, et me montre la photo d’un bambin, en longue robe de baptême, le visage curieusement figé. Je lui demande qui est ce bébé, et j’apprends que ma mère a eu un petit frère, décédé à quelques mois. Son prénom me dit quelque choses et il s’avère que chaque année, au moment de la toussaint, j’allais avec mes grands parents maternels, déposer une composition de fleurs blanches sur sa tombe. Je n’ai jamais posé de question quand à savoir qui était cette personne, le fait que les fleurs soient blanches aurait dû me mettre la puce à l’oreille, ma grand mère, très pieuse et très respectueuse des traditions, considérait que les fleurs blanches au cimetière étaient exclusivement réservées aux enfants morts. Et il y avait une photo de cet oncle que je n’ai jamais connu, posant dans les bras de ma mère petite fille, trônant sur le buffet de salle à manger chez mes grands-parents. Là non plus je n’ai jamais posé de question. Comme si je sentais que le sujet était douloureux.
Le premier décès dont je me rappelle était celui d’un cousin de ma mère, que je connaissais bien mais que je n’appréciais pas vraiment. J’étais peinée pour ceux qui l’aimaient et pour mon frère, qui était son filleul. Je devais avoir 7 ans et j’avais été choquée de devoir « rendre visite » avec mes parents et que l’on m’oblige à voir son cadavre exposé.
Plus grande, j’ai perdu mes grands parents. Mon grand père paternel est décédé quand j’étais bébé, je ne l’ai pas connu. La première à partir après lui était sa femme, ma grand mère paternelle, quand j’avais 11 ans. Elle vivait chez nous et, si elle est morte à l’hôpital, son corps est resté exposé dans notre salon transformé en chambre funéraire. Cela m’effrayait profondément, surtout quand la nuit je me levais pour aller aux toilettes et que je devait passer devant les portes vitrées du salon. J’allumais toutes les lumières, fermais les yeux, demandais à ma sœur de descendre avec moi, mais le ronronnement de la table refroidissante sur laquelle elle avait été installée me rappelait que son cadavre était bien là. L’horreur a atteint son comble pour moi quand mes parents nous ont imposé de l’embrasser pour lui dire au revoir. Cela m’a valu des semaines de cauchemars. Que mes parents nous aient infligé cette épreuve m’avait fortement révoltée, aujourd’hui je sais à quel point cela faisait partie des coutumes familiales et que cela n’avait rien de choquant pour mes parents.
J’ai 16 ans quand mon grand-père nous quitte, pendant les fêtes de fin d’année. C’est un déchirement pour moi. Nous étions très proches et il s’est beaucoup occupé de moi. C’était un confident, un modèle aussi pour moi. Il me faudra de nombreuses années et une thérapie pour enfin être apaisée de son absence. Son corps est exposé dans le séjour chez ma grand-mère. Ma mère et son frère restent sur place jour et nuit. Moi je suis présente la journée. Je ne veux pas voir le cadavre de mon grand-père, je veux en garder uniquement l’image bien vivante, mais mes parents et ma grand-mère insistent et m’obligent à le voir. C’est d’une grande violence pour moi, d’autant plus qu’il est gonflé, et d’une teinte pas très belle. Cette image me choque et restera longtemps. Je suis très perturbée et essaie de ne rien en laisser paraître. Il me reste une impression de flou et de brouillard des jours qui ont précédé l’enterrement, et même de ce jour là : Ma grand-mère, forte jusqu’au moment où le cercueil de mon grand-père quitte la maison pour l’enterrement, son insistance pour que je m’exprime lors de la cérémonie, je suis adossée à un pilier pour parler, j’ai l’impression que le sol va se dérober sous mes pieds, la réception d’après le passage au cimetière, je crois d’ailleurs que je n’y suis pas allée, je suis restée chez ma grand-mère pour accueillir tous les amis, les bouteilles de vin de mon grand-père, je crois qu’on les a toutes bues, parce qu’il aurait voulu les partager avec ceux qu’il aime. Deux ans plus tard, ce sera au tour de sa femme, ma grand mère, de s’en aller à son tour. J’ai 18 ans et je me sens orpheline presque. C’est une grande souffrance. Petite, ils ont pris soin de moi, m’ont aimé, éduquée. Mais cette fois ci les choses seront différentes, je ne verrai pas le corps de ma grand mère, parce que mon ami de l’époque va s’interposer enter mes parents et moi, prendre ma défense quand j’explique à mes parents que je ne veux pas la voir, que cela me choque. Toute la famille fait bloc, me dit qu’elle est très belle, qu’on la croirait juste en train de dormir. Je déteste qu’ils s’obstinent à vouloir me convaincre, non seulement il faudrait que je la vois, mais qu’en plus je le fasse de mon propre chef, puisqu’ils comprennent quand même qu’ils ne pourront m’obliger. J’ai d’autres biais pour vivre ce deuil et mon chagrin.
A l’époque du lycée et de ma jeune vie d’adulte, je perds aussi beaucoup d’amis, morts de suicide, d’accidents de voiture ou de maladie. Je me questionne beaucoup sur la mort, sur ce qu’il y a ou pas après. J’écris beaucoup de poèmes sur le sujet. Je rédige des nécrologies humoristiques sur ma propre mort ou celle de mes amis, je tente de conjurer quelque chose par ce biais, d’amadouer cette grande faucheuse qui rafle les personnes qui me sont proches. Je m’entoure de gris gris et je peins, je dessine aussi sur ce sujet. J’étudie les vanités en peinture, je lis beaucoup de philosophes pour trouver un sens à la vie.
Et pourtant, à aucun moment, je ne consulte un thérapeute. Parce que dans ma famille, c’est réservé aux fous. Et je ne suis pas folle.
En 2007, alors que je travaille en librairie, une dame, jeune, elle doit avoir la trentaine, vient me demander conseil. Elle cherche un ouvrage pour parler avec sa fille de 3 ans de la mort de son conjoint, le papa de cette petite. Ce jour là, j’ai pris beaucoup de temps avec elle pour trouver les bons ouvrages, il n’y avait pas grand chose. J’ai du mal à contenir mon émotion devant son désarroi, je la laisse parler, beaucoup. Jusqu’au moment où elle lâche, presque en murmurant, que son conjoint est décédé pendant sa grossesse, et qu’il a été difficile pour elle d’accueillir seule cette petite fille. J’en reste sidérée un moment, je lui demande » elle a quel âge déjà, votre fille? » Je me rends compte ma maladresse, bafouille que je cherche quel livre serait approprié, mais je suis sidérée par cette information. Je réalise à quel point les personnes peuvent se retrouver seules et sans savoir vers qui se tourner pour les aider.
J’ai vécu bien d’autres deuils, le but n’est pas d’en faire la liste.
J’expliquerai dans le prochain article quel à été mon cheminement pour en arriver à vouloir accompagner le deuil, et quels sont les moyens que je mets en œuvre pour y parvenir.